Vous n’y connaissez rien, alors allez y !
“Nous n’avions que ça à faire et rien à perdre”, alors nous nous sommes lancés !
C’est ainsi que Philippe de Chanville résume le début de son aventure entrepreneuriale avec Christian Raisson, son associé. Bricoleurs du dimanche qui se baladent (voire se perdent) dans les grandes surfaces spécialisées pour trouver leur bonheur, ils imaginent une plateforme digitale qui rassemblerait une multitude de références de produits et d’outils.
C’était en 2012, Mon Echelle, qui deviendra ensuite ManoMano, voyait ainsi le jour.
10 ans plus tard et 6 levées de fonds bouclées, ManoMano est passé de 1 pays et 1 million d’euros de volume d’affaires en 2013 à 6 pays et plus d’1 milliard en 2020.
Aujourd’hui, ils veulent aller plus loin et créer le leader européen responsable spécialiste de l’aménagement de la maison en ligne. Bien sûr pour soutenir la croissance et le développement de ManoMano, mais aussi avec l’intime conviction qu’il faut créer des entreprises européennes fortes qui jouent avec les règles du vieux continent. “Il faut savoir ce que l’on veut et qui l’on veut être” résume Philippe de Chanville qui déplore notamment le transfert de la data européenne pour alimenter les algorithmes américains.
Pour RaiseLab, Philippe de Chanville est revenu sur la genèse de ManoMano mais aussi sur ses doutes quant aux relations entre startups et grands groupes et sur les erreurs qui ont jalonnées le brillant parcours de cette (ex-)startup à succès
Pouvez-vous revenir sur la genèse de ManoMano ?
La genèse de ManoMano est basée sur le vécu. Avec mon associé, nous avions remarqué que lorsque nous bricolions, nous passions notre temps à chercher différents produits, à aller d’une grande surface à une autre pour trouver une référence, à les commander et attendre des semaines…
Nous avons donc imaginé une marketplace spécialisée dans l’aménagement de la maison (bricolage, jardinage et décoration) qui regrouperait un large choix de produits. A l’époque, ce principe fonctionnait dans d’autres domaines, notamment dans l’automobile avec Oscaro.
Il s’est alors révélé qu’il y avait un besoin et que notre intuition client n’était pas fausse. D’autant qu’aucun service comparable n’existait sur internet, le timing était bon !
Dès le début, ManoMano a été cofondé par Christian et moi à 50/50 et avec l’aide de quelques business angels. Ces derniers ont été très rares à croire au projet car les professionnels du secteur, les grands groupes de bricolage en première ligne, ne croyaient pas à la marketplace.
Pourquoi la marketplace ne semblait pas être un bon véhicule pour la vente de produits destinés à la maison ?
A l’époque, les sites marchands n’existaient qu’adossés à une structure déjà existante : une entreprise à côté qui assure un niveau de marge conséquent et donc permet de payer les coûts fixes. Chez les grands groupes, il y avait même le projet de réduction de l’offre suite au constat d’une concentration des ventes sur quelques références et pour des raisons de rentabilité au m2 qui est la clé du retail physique. De notre côté, nous arrivions avec l’idée de proposer des milliers de références…
Selon les experts, ne pas avoir de structure physique mais seulement une place de marché verticale spécialisée ne pouvait pas fonctionner car le volume de vente pour être rentable et amortir les coûts fixes était trop important.
Nous sommes rentables en France depuis 2 ans. Avant cela, nos taux de commissions étaient équivalents à nos coûts fixes, notamment marketing. Grâce au volume et à l’automatisation, nous avons commencé à amortir ces coûts. C’est une fois que ManoMano est devenue une entreprise plus mature que nous avons pu augmenter la marge et ajouter des services et ainsi complètement les amortir.
Avec le recul, je pense que l’effet de seuil est à 500 millions de volume de vente donc il faut faire attention aux places de marché verticales trop niches…
Avez-vous déjà fait l’objet de tentatives de rapprochement par de grandes entreprises, lors de vos levées de fonds ou dans le cadre de projets d’open innovation par exemple ? Selon vous, l’avenir de ManoMano est-il d’être racheté par un grand groupe ?
Au début, le regard était à la fois très bienveillant et un peu condescendant. Les gens du milieu voyaient notre projet comme quelque chose de sympa mais qui ne fonctionnerait pas.
Vers 2017/2018, lorsque nous étions à quelques dizaines de millions, ce regard a évolué. Ils considéraient le projet comme intéressant car il représentait un petit marché de niche qui permettait d’aller chercher 3% ou 4% du marché sur le digital.
Des discussions ont alors été initiées (entrée au capital, partenariats commerciaux, open innovation…). Nous étions un poil méfiants mais toujours ouverts aux discussions car cela représentait pour nous une possibilité d’accélération et une complémentarité possible avec la distribution. Nous gardions beaucoup d’informations pour nous car nous ne savions pas à quel point ces discussions étaient sincères. La suite des évènements nous a donné raison, aucune des discussions n’a été clairement soldée par un “oui” ou “non” fermes… et étonnement les grands groupes ont ensuite lancé leur propre solution.
Croyez-vous à un mariage entre David et Goliath ?
A titre personnel, je ne crois pas à un mariage entre David et Goliath. Les startups sont des entreprises qui ont des pertes et qui dégraderaient trop la rentabilité des actions (cotées ou non-côtées) des grands groupes. Certes la startup apporte une dimension positive et du goodwill chez les clients et dans leur image mais sur plusieurs années, elle dégradera systématiquement la valeur par action. Et cela est sans compter sur le pari que la startup sera rentable dans quelques années. Quel PDG est capable de dire à ses actionnaires : je vais diminuer la valeur des dividendes et de la boîte pendant 4 ou 5 ans car je crois à ce pari à long terme ? Si les organes de direction ne changent pas de vision, cela n’évoluera pas.
Les startups sont des sources d’inspiration pour les grands groupes mais je crois que personne n’est dupe. Dans le cas de ManoMano, je pense qu’un rachat de l’entreprise aurait été fait dans l’objectif de tuer ce nouvel entrant et afin de permettre ensuite au grand groupe de se développer à son rythme et à sa manière.
Aujourd’hui, ManoMano est en concurrence frontale avec les grands groupes car notre modèle est majoritairement B2C mais cela est différent pour des modèles B2B qui proposent des services aux grands groupes.
Quelles ont été vos erreurs les plus importantes dans le développement de ManoMano ?
Nos plus grandes erreurs sont humaines : des collaborateurs que nous n’avons pas réussi à faire grandir ou alors des changements d’équipe en raison d’une anticipation insuffisante des besoins en trésorerie par exemple.
Côté business, la plus grosse erreur a été l’offre Super Mano. Il s’agissait d’un business de mise en relation entre particuliers (entre bricoleurs et des personnes à la recherche de ces compétences) avec une rémunération via une commission. Nous faisions plusieurs millions mais la croissance n’était plus au rendez-vous car nous étions passés à côté du sujet : nous avions bien entendu le besoin de la personne qui recherche, mais pas assez de celui qui bricole car elle n’avait aucun intérêt à être payée via une commission. Une fois la mise en relation faite via Super Mano, les personnes passaient en direct.
Le marketing a joué un rôle crucial dans notre évolution, surtout après un faux départ lié au référencement naturel lors du lancement de ManoMano en 2013. Suite à cette erreur, une transformation radicale de notre stratégie marketing, notamment l’exploitation de la data, a été déterminante pour le développement de ManoMano. L’algorithme Google est pensé pour récupérer le plus de données. Nous avons donc créé notre propre algorithme qui servait notre objectif : optimiser la dépense des clients et être le plus ROIste possible. Aujourd’hui chacune de nos compagnes marketing est analysée dans les moindres détails.
Vous aviez 500 recrutements en cours suite à votre dernière levée de fonds. Quelle est la place des ressources humaines au sein de ManoMano ?
Depuis le début, nous n’avons pas créé une boîte pour faire de la performance mais pour être heureux. Nous souhaitions garder un sentiment de proximité avec nos collaborateurs et créer une aventure humaine. Cela peut sembler très naïf et fleur bleue mais c’est la réalité. Nous oscillons donc systématiquement entre deux piliers, les dimensions humaines et business, même si cela est complexe dans une boîte en croissance.
Dans ce contexte, il est essentiel de recruter des collaborateurs compétents et en accord avec les valeurs de ManoMano. Ils doivent également être résilients, capables de maintenir leur sang-froid dans un environnement instable, propre aux marketplaces en constante évolution. Nous n’avions pas ce dernier élément à l’esprit lors de nos premiers recrutements or, nous ne sommes pas tous égaux face à la vie et à ses accidents. Certains, et cela est complètement compréhensible, on besoin d’un rythme plus posé et de pouvoir reprendre leur souffle.
Aujourd’hui mon métier est différent, je l’accepte et j’apprends énormément. ManoMano est désormais une entreprise multi-sites composée de plus d’un millier de collaborateurs aux nationalités variées. Je suis heureux du chemin parcouru et je nourris une reconnaissance éternelle aux 50 premiers salariés de ManoMano.
Quel est le pire conseil qu’on vous ait donné ?
“Vous n’y connaissez rien alors n’y allez pas”.
Les professionnels de tel ou tel secteur sont prisonniers. Certes, il est indispensable d’avoir des techniciens mais pour débuter et innover, il vaut mieux un esprit frais.
Quel est l’échec dont vous êtes le plus fier ?
Je n’ai pas réussi à avoir de filles, mais je suis fier de mes 5 gars !