Polliniser sans se dissoudre
Startup pionnière de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) devenue acteur emblématique de la Tech for Good, Phenix est l’exemple d’une entreprise qui réconcilie engagement et business.
15 millions de chiffre d’affaires en 2019, 44 millions de repas sauvés en 2020, 1 500 associations partenaires et 10 000 entreprises/grossistes partenaires ; en 7 ans d’existence, la start-up Phenix est désormais présente dans 5 pays et peut se targuer d’être reconnue comme la référence en matière d’anti-gaspillage.
Pour RaiseLab, Jean Moreau, co-fondateur et CEO de Phenix, revient sur la genèse du projet, son expérience dans les relations business avec les grands groupes et le grand écart permanent entre valeur, engagement et business.
Pourriez-vous revenir sur le lancement de Phenix. Comment avez-vous abordé le début de cette aventure ?
“Au lancement de Phenix, ni mon associé de l’époque ni moi n’avions d’expérience dans le secteur de la grande distribution ou dans le business alimentaire. Malgré cette absence de légitimité personnelle, nous croyons en une entreprise qui viendrait connecter les grands groupes et les associations caritatives. Pendant de longs mois, nous nous sommes concentrés sur la découverte et la compréhension de ce marché et sur la valeur que nous pouvions apporter grâce à notre œil neuf.
Pendant la phase d’amorçage, nous nous sommes surtout concentrés pour avoir notre premier concept car nous savions que ce premier pilote légitimerait notre projet.”
Comment avez-vous lancé ce premier concept (POC) ? Quels ont été les enjeux ?
“Dans le secteur de la distribution évoluent deux types d’acteurs : des grands groupes très intégrés et verticaux comme Auchan ou le groupe Casino ; et d’autre part des réseaux de franchises et d’indépendants.
Notre objectif était d’avoir rapidement notre premier magasin afin de rassembler un exemple avant/après, des preuves chiffrées et des bénéfices tangibles. Nous avons avancé à deux vitesses en commençant par les franchisés car nous savions qu’aligner les planètes chez les grands groupes prendrait du temps.
Auprès des indépendants, l’interlocuteur est le chef de rayon. Il faut les motiver et les embarquer, prouver que notre solution peut leur faire gagner du temps et de l’argent. La première structure qui nous a fait confiance était un magasin E.Leclerc à Rueil-Malmaison dont le jeune propriétaire était sensible à la cause anti-gaspillage. Une fois convaincus par Phenix, les indépendants deviennent de vrais ambassadeurs et ouvrent beaucoup de portes. Convaincre ce premier magasin a initié un cercle vertueux : nouveaux partenaires, visibilité plus importante, intérêt des entreprises, levées de fonds… Nous avons ainsi pu entrer en contact avec les centrales d’achats régionales des magasins E.Leclerc et avons initié des contacts avec Carrefour et le groupe Casino, dans le cadre de processus plus conventionnels cette fois.”
Une collaboration avec une grande entreprise en France ne facilite-t-elle pas l’expansion à l’étranger de la startup ?
“Malheureusement non, avoir un beau contrat avec Carrefour en France et de nombreux points d’entrée en interne ne sous-entend pas que le contact avec Carrefour en Espagne sera plus simple, par exemple. Les équipes opérationnelles se connaissent peu, voire pas du tout. Certes ce n’est pas un départ de zéro mais les ponts sont limités. Jusqu’à présent nous n’avons jamais mis en place de partenariat cadre international qui se décline au sein de plusieurs pays en même temps même si cela arrivera peut-être un jour…
Atteindre le top management est une des clés pour des partenariats d’envergure mais ce sont aussi les postes les plus exposés et sensibles aux changements de gouvernance. Rapidement, on peut donc passer du best case scenario au worst case scenario, perdre nos sponsors et cela même dans un groupe qui semble très stable.”
Pourriez-vous expliquer les principaux freins auxquels Phenix est confronté dans ses collaborations avec les grands groupes de la grande distribution ?
“Un des challenges les plus importants que nous avons rencontré est la tendance des grands groupes à internaliser. Pour éviter cela, la startup doit avoir plusieurs coups d’avance, accepter de faire des concessions ou de développer d’autres produits comme nous l’avons fait avec Phenix en proposant de la vente aux particuliers ou un service de détection de périmés dans les rayons alors que notre métier historique est le don aux associations.
Les startups doivent aussi parvenir à se positionner comme un partenaire et non pas comme un prestataire de service. Pour cela, miser sur la communication pour sortir de la relation client/fournisseur et avoir un rapport plus apaisé avec le grand groupe me semble primordial.
D’ailleurs, nous n’en avions pas pris la mesure chez Phenix au début de l’aventure.
Dites-nous en plus ?
Nous étions en B2B et B2A (Business to Associations) et pensions que la perception de la marque n’était pas si importante. Nous misions sur le bouche à oreilles et le positionnement de Phenix comme prestataire de service sur les invendus. Pendant 3 ans, nous avons sous-investi dans la marque, sans prendre d’agence ni prévoir de budget média. Cela a changé lorsque nous nous sommes lancés en B2C en sortant notre application mobile.
Avec le recul, je réalise qu’une marque forte est ce qui peut nous sauver. Aujourd’hui, les magasins nous perçoivent plus comme un label 0 déchet/anti-gaspillage que comme un prestataire. Nous sommes un prescripteur pour le consommateur qui choisit ce magasin plutôt qu’un autre parce qu’il travaille avec Phenix, qu’il gère ses déchets et valorise ses invendus. Pour les magasins, il est plus intéressant de passer par un prestataire qui a une marque forte, que se déclarer être exemplaire sur les sujets anti-gaspillage car l’auto déclaratif est moins impactant. Avoir une marque forte, c’est se positionner comme un label, un tiers de confiance et donc éviter l’internationalisation.”
En passant de B2B et B2A à B2C, le visage de Phenix a bien changé en 7 ans. Cela-t-il eu un impact sur la gestion de vos talents et les recrutements ?
“Au début d’une aventure entrepreneuriale, la startup n’est pas connue et dispose d’une grille de salaire peu attractive. Avec Phenix, nous avions en plus la particularité de faire partie du secteur de l’ESS. A cette époque, nous attirions des profils plutôt militants, engagés, justifiant souvent d’une expérience précédente en ONG par exemple.
Puis nous avons quitté le secteur de l’ESS pour rejoindre celui du Tech For Good et avons attiré des talents plus qualifiés et qui ont une carrière plus générique.
Depuis 18 mois nous vivons une période excitante mais parfois compliquée car nous devons reconfigurer 100% de notre COMEX. Plus de moyens, plus d’ambition induit un changement dans le recrutement et l’équipe et nous devons désormais avoir des profils spécialisés, experts pour mettre en place des procédures et professionnaliser notre fonctionnement. Les talents que nous recrutions à la naissance de Phenix, des profils “couteaux-suisses” qui construisent toute l’entreprise et changent de casquette d’une heure à l’autre ne correspondent plus à notre besoin aujourd’hui.
Dans ce contexte, l’enjeu est alors de ne pas perdre l’ADN de l’entreprise et mon rôle est ici, en tant que chef d’orchestre, de changer les équipes sans casser la culture et de veiller à la parfaite intégration des nouvelles recrues.”
Comment arbitrez-vous entre les opportunités business et les valeurs de Phenix ? Dans certaines situations, êtes-vous tiraillés entre ces deux dimensions ?
Je crois profondément que le changement à grande échelle intervient lorsque l’on arrive à s’immiscer dans l’économie classique. Notre motto officiel est d’ailleurs “polliniser sans se dissoudre ». Nous faisons partie des pionniers, des acteurs exigeants mais en restant dans cette posture nous nous enfermons dans un petit microcosme et restons assimilés à des marques comme Biocoop, Naturalia ou Castalie. Je ne crois pas que ce positionnement permettra de changer de façon systématique le fonctionnement. Il faut travailler avec des grands groupes parfois clivants pour les changer de l’intérieur, sans pour autant perdre notre âme.
Nous sommes aussi attentifs au greenwashing et aux grands groupes qui nous sollicitent pour faire des coups de communication. Nous ne devons pas nous discréditer tout en reconnaissant qu’il s’agit d’une visibilité et de belles opportunités business pour Phenix. Dans ce cas, nous proposons nos services pour transformer une opération promotionnelle en contrat plus pérenne mais nous refusons l’urgence de la situation. Nous nous concentrons également sur les associations : ont-elles besoin de ces produits ? Si oui, alors je ne vois pas pourquoi on ne le ferait pas.”
Quel est le pire conseil qu’on vous ait donné ?
“Il y en a deux, un pro et un perso !
Le premier c’était en 2013 lorsque je travaillais chez Merrill Lynch et que j’ai choisi de me diriger vers l’entrepreneuriat à impact. A cette époque, beaucoup de gens n’ont pas compris ma décision qui passait pour une crise d’adolescence à retardement. Ils étaient nombreux à me dire de ne pas quitter mon confort, ma position dans cette entreprise reconnue pour une aventure entrepreneuriale.
Côté vie perso, on m’a également conseillé de ne pas avoir d’enfant lors de la phase d’amorçage de Phenix. Cumuler les deux casquettes de papa et entrepreneur était vu comme incompatible mais cela m’a énormément apporté et je suis très heureux et ferais la même chose si c’était à refaire !”
Quel est l’échec dont vous êtes le plus fier ?
“Initialement, j’ai co-fondé Phenix avec 2 autres personnes mais dès notre première année, nous avons dû faire face à une profonde crise de gouvernance avec des complexités juridiques et des personnalités non compatibles. Nous sommes rapidement passés à 2 co-fondateurs et, avec Baptiste mon associé, nous avons su continuer et devenir plus soudés. Cela aurait pu être fatal pour Phenix mais c’est un échec sur lequel nous avons su rebondir.”