« Saisir ce qui commence »
“Il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il va” disait Sénèque.
C’est ainsi que débute notre échange avec Jean-Claude Le Grand, Directeur Général Relations Humaines du groupe L’Oréal. Acteur majeur de la beauté depuis 114 ans, l’entreprise L’Oréal n’a jamais perdu son cap tout en se réinventant. Intuitif et engagé, Jean-Claude Le Grand s’inscrit dans cette démarche depuis son arrivée dans le groupe en 1996. Respectueux de la vision des fondateurs et des dirigeants qui l’ont précédé, il ne demeure pas moins à l’écoute des sujets de société dans lesquels il s’investit, sans artifice ni langue de bois, afin que L’Oréal soit une entreprise en phase avec son époque et un laboratoire d’idées et d’innovations.
Pour RaiseLab, Jean-Claude Le Grand aborde l’importance de l’innovation, la force du collectif et la responsabilité qu’ont les grandes entreprises face à la chose publique.
L’Oréal est une entreprise très engagée dans l’innovation et plusieurs initiatives ont été mises en place à l’échelle du groupe en ce sens comme le VC BOLD* ou le MYT*. Pourriez-vous nous expliquer comment L’Oréal aborde l’innovation ?
“L’innovation est la base de L’Oréal, elle est notre quotidien avec les investissements massifs dans la recherche et le développement, ou le dépôt de brevets. Nous sommes curieux et assumons le fait de ne pas avoir toutes les réponses. Dans nos laboratoires, 4 000 chercheurs débattent, réfléchissent, cherchent et trouvent aux quatre coins du monde. Nos équipes participent activement à des congrès avec une vraie curiosité pour tous les travaux, qu’ils soient reliés à L’Oréal ou non.”
“Notre obsession, comme le disait François Dalle[Président de L’Oréal de 1957 à 1984, NDLR], est de “saisir ce qui commence”. En 2021, cela veut dire innover en dépassant ses propres forces et en allant puiser dans un écosystème plus large, en travaillant notamment avec des jeunes entreprises. Cette logique d’open innovation est indispensable car une entreprise ne réussit qu’à travers ses innovations, sinon elle disparaît.”
“Pour parvenir à cela, il faut tout faire pour libérer l’énergie et la force des gens qui, dans l’entreprise, sont prêts à faire la différence. Pour un groupe comme L’Oréal, l’enjeu est de rester agile afin de permettre à cet état d’esprit de perdurer. En responsabilisant les gens et en leur donnant la possibilité de s’exprimer, des idées émergent et souvent L’Oréal est par exemple le premier client de jeunes pousses, et cela dans tous les domaines Tech, Sciences, RH.”
Pouvez-vous nous donner des exemples de collaborations entre vos équipes et des jeunes entreprises ?
“Mes équipes ont par exemple activement participé au développement de Klaxoon. Nous avons été parmi leurs premiers clients, leurs premiers partenaires. C’est également le cas pour Avature, un outil de traitement de candidatures venu de Californie. Quand nous les avons découvert, ils faisaient de la relation client et nous leur avons suggéré de pivoter vers les RH car nous souhaitions traiter nos candidats aussi bien que nos clients. Aujourd’hui Avature est devenu un important fournisseur d’ATS (Applicant Tracking System), c’est-à-dire de logiciel de recrutement dont l’activité RH est primordiale pour eux.”
“Dans de nombreux domaines nous sommes souvent le premier client, celui qui tend la main, celui qui aide. Ce fut également le cas pour LinkedIn, qui avait été repéré par un collaborateur de L’Oréal en Angleterre bien avant leur rachat par Microsoft ou même de Glassdoor ici en Europe. En France, nous avons été les premiers à les utiliser. Encore une fois, “saisir de ce qui commence…”
Une fois ces start-ups identifiées et des premiers pilotes réalisés, comment créer de la valeur et développer à grande échelle ces collaborations ?
“Industrialiser est l’étape la plus difficile et les grands groupes ont un avantage car ils ont une empreinte internationale. Ils sont identifiés et reconnus par les consommateurs. Par exemple, les produits La Roche Posay ont connu un formidable succès au Brésil et partout dans le monde car les équipes de la Division Cosmétique Active de L’Oréal connaissent les dermatologues du monde entier et ont ainsi pu établir une relation basée sur la curiosité et la confiance. Ces deux éléments sont la clé pour développer des produits à l’international. Le grand groupe devient alors un atout précieux sur lequel la jeune entreprise peut s’appuyer. En partant de 15 millions d’euros, La Roche Posay a aujourd’hui dépassé le milliard.”
“On retrouve également cet enjeu du développement à plus grande échelle dans le quotidien de l’entrepreneur et dans son rapport à l’équipe qui l’entoure. Au début d’une création d’entreprise, l’entrepreneur mène une politique humaine progressiste avec ses 5 ou 10 premiers collaborateurs. L’enjeu est ensuite de maintenir cette politique quand l’entreprise se développe. Certaines s’en détachent pour se focaliser sur le modèle économique, mais penser collectif est essentiel : cela multiplie les opportunités d’attirer et de fidéliser les meilleurs talents. Chez L’Oréal en France, par exemple, l’accord d’intéressement /participation est particulièrement généreux avec en moyenne 3 mois et demi de salaire, quelle que soit l’entité du Groupe. En 1988, lorsque ce dispositif a été imaginé, les dirigeants de l’époque tenaient à ce que cet accord soit collectif. 33 ans plus tard, cela fait une énorme différence.”
Ces exemples en faveur du collectif, de l’innovation ou des jeunes entreprises témoignent d’un engagement de votre part, au titre de DRH de L’Oréal mais également à titre personnel, pour ces sujets. Comment appréhendez-vous les potentiels critiques ou doutes lorsque vous vous saisissez d’un sujet ?
“Lorsqu’un cap est identifié, il doit être maintenu contre vents et marées. Il faut accepter que tout ne fasse pas consensus, que des gens ne soient pas d’accord, n’aient pas envie, ne comprennent pas. L’entrepreneur est d’ailleurs constamment dans cette situation. Au début, il est seul, ne cesse d’argumenter, de défendre et de vendre ses idées face à ceux qui questionnent leur bien-fondé. Ce fut le cas par exemple pour l’engagement de L’Oréal en faveur de la parité. A l’époque, nous étions les seuls à être si engagés. 20 ans plus tard, à l’analyse, un fait apparaît évident : chez L’Oréal, avec 85 000 employés, il n’y a désormais pas de disparité salariale entre hommes et femmes en France. La parité parmi les 280 postes clés de nos dirigeants sera également atteinte d’ici 2023.”
Pourquoi est-il important qu’une entreprise comme L’Oréal se positionne sur ces sujets ?
“Une entreprise ne peut fonctionner que si elle a un double projet : un projet économique bien sûr, mais également un projet social et humain et ces deux projets se nourrissent.
La capitalisation boursière d’une entreprise est un indicateur de sa valeur, du fruit de son travail mais il ne s’agit pas de s’en prévaloir. Il faut surtout avoir conscience que cela engendre des responsabilités, vis-à-vis de l’entreprise et des collaborateurs certes, mais surtout de la société dans son ensemble. C’est la raison pour laquelle nous nous devons de proposer des réponses appropriées aux enjeux de société, avec bon sens et pragmatisme.”
“Par exemple, lors de l’essor du mouvement Black Lives Matter, nous avons réagi immédiatement en instaurant des cercles d’écoute, impliquant les dirigeants pour une sensibilisation aux enjeux. Nous avons aussi formé un conseil consultatif international rassemblant une soixantaine d’experts mondiaux sur les questions de genre, d’ethnicité et d’origine sociale. Ces experts externes examinent de manière critique notre fonctionnement, et dans un souci de transparence, nous avons récemment publié tous les cas de harcèlement sexuel, de discrimination et de harcèlement moral sur trois années consécutives au sein du Groupe”
“Évidemment, je rêverais que L’Oréal soit une entreprise où rien de tout cela ne se passe. Mais le principal enjeu se situe autre part, dans la réponse et les solutions que nous apportons à ces enjeux. Chez L’Oréal nous avons mis en place le programme Speak Up!, un système d’alerte éthique qui permet de libérer la parole de nos collaborateurs et de faire connaître ces comportements. Ensuite, il faut avoir le courage d’adresser ces situations non-éthiques et nous menons pour cela des enquêtes avec des avocats et des cabinets externes.”
Finissons cette interview sur quelques confidences, quel a été le pire conseil que vous ayez reçu au cours de votre carrière ?
“De changer, de modifier mon comportement. Certains ne me trouvaient pas assez calme, trop excité ou exubérant. Trop moi-même finalement !”
Et enfin, l’échec dont vous êtes le plus fier ?
“Ne pas avoir été engagé par Procter & Gamble en 1989 car cela a changé ma vie. Je ne suis pas rentré chez Procter & Gamble, j’ai continué mes recherches, fait des rencontres et en 1996, j’ai rejoint L’Oréal. Et vous connaissez la suite…”
*VC Bold est le fond de capital-risque de L’Oréal qui investit dans de nouveaux business models disruptifs en marketing, digital, R&D, communication, supply chain, packaging et qui accompagne les startups dans leurs échanges avec le groupe L’Oréal dans son ensemble.
“MYT : Make Your Technology”, est l’incubateur de technologies 4.0 de L’Oréal destiné aux collaborateurs et dédié à l’industrie et à la supply chain du futur.